Il s'appelait Bear Paw, patte d'ours. C'était pas son vrai nom, son vrai nom, m'avait-il avoué un jour, ne faisait pas assez vrai, pour un indien. Son vrai nom parlait d'un arbre et je l'ai oublié. Bear comme on l'appelait, sauf les cons du coin qui disaient Beer pour souligner qu'il buvait, Bear donc descendait d'une grande nation. Une nation aujourd'hui si petite qu'elle n'est plus une nation.
Bear vivait sous un grand arbre. Sa mère, disait-il, était née sous cet arbre. Son grand-père était né sous cet arbre, et Bear remontait ainsi jusqu'à la création du monde. Lui était né loin de là. Déportée avant-guerre, sa famille n'avait jamais revu l'arbre. Lui était revenu, plus tard. Il vivait petitement des petits objets qu'il fabriquait et vendait aux voyageurs à l'arrêt du Greyhound. "Bear Paw, First Nation craftsman" annonçait sa pancarte en carton.
C'est peu dire que Bear parlait peu. Quand il parlait, il parlait des morts. Bear Paw ne connaissait que des morts. Je pense avoir été le seul vivant à dormir chez lui depuis bien des années. Son chien aussi était mort, enterré près de l'arbre, une poignée de ses poils accrochée à une pierre. Quand Bear parlait deux fois dans la même journée, c'est qu'il pétait le feu. En général il s'asseyait, avec son couteau et ses bouts de bois et ses bois de cerf, taillait, creusait, grattait, soufflait sur tout ça puis me regardait. Il pouvait me regarder comme ça une heure entière, sans un mot, un demi sourire aux lèvres, hochant la tête quand je croisais son regard. Son regard de vieillard, de survivant, son regard de dernier. Quand il avait parlé, il terminait toujours par la même phrase : "C'est ainsi qu'il en était. C'était ici, tu vois."
Quand je suis parti, il a juste dit : "Souviens-toi de cet arbre."
J'ai appris ce soir que Bear Paw est mort fin janvier. Il est mort sous son arbre, l'arbre de sa mère, de son grand-père et de tous ceux qui l'avaient précédé depuis la création du monde. De tous ceux-là, il était le dernier.
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